Meknès, le 26 août 1941


					Petits parents chéris,


		Ca été pour moi une agréable surprise de trouver sur ma table ce matin une lettre de vous . 
	Il y a si longtemps que je n' espérais plus rien que vos pauvres cartes .
		Vos nouvelles sont excellentes, les miennes également . Je suis dans un beau pays, j' aime les
	indigènes, je mange à ma faim nous n' avons pas de restrictions ..... comme vous voyez c' est l' idéal . 
	Malgré que je sois au bout du monde, Bernard est venu me rejoindre tout un mois .... je ne puis rien 
	désirer de plus . 
	Bien entendu il y a la chaleur ( avant-hier à l' ombre nous avons eu 44°,8 ) mais on fait la sieste aux
	 heures chaudes et je passe une bonne partie de mon temps à la piscine .... je suis doré comme une coquette !

		Bernard est actuellement en manoeuvre du côté de Lons le Saunier, il m' envoie des cartes
	postales qui me rappellent mon ancien pays .
		J' aimerais avoir des nouvelles de Rouen . Je ne reçois vos cartes que de loin en loin .
	Que devient toute la famille ? Grand-père, les Taranchons, la rue Sébasto ?
	Que devient monsieur Geniès, l' Abbé Delacroix ? Est-ce que l' Abbé Houlier est rentré ? Où sont ses frères ?
	 Avez-vous des nouvelles des Lemesle ? Est-ce que le vieux Joli est revenu ? Les Romaska sont-ils toujours à
	Paris ? Avez-vous revu Baignard ou quelques uns de mes hommes de la grande bagarre ?
	 Mademoiselle Vuillemin est-elle toujours à Rouen ? Je n' ai plus son adresse ....
		Parlez moi de Rouen, je suis si loin que je risquerais d' oublier . 
	Je n' ai même pas une photo de vous - si pourtant une toute petite que Bernard m' a donnée en venant ici .
	Pour mes affaires faites comme vous voudrez , si elles vous parlent de moi gardez-les .  Elles me seraient
	utiles ici , mais sans plus .... je me suis remonté un trousseau et une garde-robe qui étonneraient
	bien Maman .
		 Je mets dans mes affaires toutes mes économies, pour l' instant c' est encore le meilleur placement 
	Quand je me suis arrêté dans le Limousin le 26 juin 1940, toutes mes hardes tenaient dans une musette,
	aujourd' hui , j' ai une grande malle cabine, une immense valise, une cantine de grande capacité, deux sacs et
	lorsque je me déplace je suis obligé de m' asseoir sur le tout pour .... fermer .
		Quand reviendrai-je chez nous ? ...... je ne sais plus . Autrefois je comptais les jours .... maintenant 
	je laisse passer les mois . Feuillet après feuillet je décolle mon calendrier , un jour viendra où j' arriverai au bon
	qu' importe le reste .... car enfin il est bien marqué sur l' un ou sur l' autre ce jour où je vous embrasserai .
		En attendant ce beau jour , je pense à vous et à nos anciennes fêtes de famille . 
	Ce sera quelque chose comme cela que nous ferons : nous inviterons tout le monde et nous aurons beaucoup
	à parler , il s' est passé tant de choses depuis que Bernard et moi nous avons quitté Rouen . 
	Ou bien peut-être nous n' inviterons personne , nous resterons tous les quatres dans la cuisines,
	comme autrefois le lundi soir , nous laisserons marcher la T.S.F ( Oh pas trop fort Maman ! ) et nous ne dirons 
	rien , nous resterons à nous regarder , anéantis par notre bonheur retrouvé . A quoi bon parler , expliquer ,
	remuer tout le passé mort ! Nous laisserons à d' autres le soin de formuler leurs histoires et leurs désillusions . 
		Vous voyez au fond je n' ai pas changé je suis toujours un rêveur un peu fou , ami du calme et du
	silence . Je donnerais cher pour aller retravailler à ma petite table , près de ma lampe rose ..... ou bien
	seulement pour aller ranger ma bibliothèque ( Depuis le temps elle doit en avoir besoin Maman ) .

		En attendant je vous embrasse de loin petits parents que j' aime,  même les grands garçons ne sont
		toujours que des gosses .

			    	A vous de tout mon coeur .

			    		ROGER

	PS : Bernard vous enverra les photos prises avec mon appareil - Un nouveau - L' ancien est sur la Somme !

	
	
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